Ishaq Ibn Omrane éminent médecin arabe du IX et X ème siècle qui arriva en Tunisie (Ifrikia) venant de Bagdad pour servir le prince Aghlabite Ibrahim Ibn El Aghleb passe pour celui qui introduisit véritablement la pratique de la médecine du Maghreb. Ibn Omrane a écrit onze ouvrages dont il nous est seulement resté EL MAKALAF/ EL MALIKHOULIA dont l'unique exemplaire est conservé à la bibliothèque nationale de Munich ou s’est rendu il y a quelques années notre Maître le Professeur Slaim AMMAR pour en rapporter une copie en vue d'une étude approfondie que nous avons l'honneur aujourd'hui d’esquisser sous sa direction. L'analyse du traité de la mélancolie d’Ishaq Ibn Omrane nous a permis de reprendre l'histoire de la mélancolie grâce à laquelle il a été possible : 1) - De faire resurgir la nom de nombreux médecins qui au cours des siècles, depuis les temps las plus lointains jusqu'à nos jours, ont illustré la pratique de la médecine. 2) - De suivre l'évolution de l'histoire des idées concernant cette maladie histoire qui est passée par la théorie démoniaque la théorie des humeurs ;la théorie des vapeurs, jusqu'à aboutir aux théories biochimiques modernes. 3) - D'étudier cette maladie telle que l'a décrite Ibn Omrane dans la cadre de la psychiatrie cross-culturelle (1) étude de psychiatrie comparée relative à ce qu'était cette maladie en Tunisie du tempe d'Ibn Omrane, et à ce qu'elle est aujourd'hui. Nous avons pu ainsi retrouver la notion de dépression dans la littérature de l’Egypte antique, dans l'Iliade d’Homère, les écrits de Galien et d'Hippocrate, las citations d'Asclepiades et de Celse... Mais le nom d'Ishaq Ibn Omrane n'a pas été retrouvé dans aucune des références historiques occidentales, chose tout à fait regrettable, si l’on considère qu'il a été le premier à donner de cette maladie - une description complète, ordonnée et pour ainsi dire académique. Nous comprenons cependant très bien cet oubli. Car tous précieux manuscrits médicaux arabes ne peuvent parvenir à la connaissance de l'Occident ou bien quand ils lui sont parvenus, souvent ils ont été dénaturés quant à leur origine, s’ils n'ont pas été dépréciés injustement par manque d'analyse et d'objectivité. En effet, le traité de la mélancolie d'Ibn Omrane peut être considéré comme une riche source bibliographique puisque dans les écrits ultérieurs de Razès et d’Avicenne on retrouve presque les mêmes notions que celles citées par Ibn Omrane. Quant à certains orientalistes occidentaux, ces derniers attribuent cette œuvre faussement à Constantin l'africain qui en réalité n'en était qu'un simple traducteur. L’œuvre d'Ibn Omrane représente un travail "académique" qui a regroupé à ce sujet toutes les connaissances anciennes et a contribué largement à les enrichir. I ANALYSE. L'analyse de ce traité apporte pour nous de très précieux enseignements. CE MANUSCRIT CONSTITUE POUR L’EPOQUE UNE ETUDE TRES COMPLETE DE LA MELANCOLIE DIVISEE EN DEUX PARTIES : A) - La première partie Définit la mélancolie comme une maladie engendrée par l’atrabile dont les symptômes et les méfaits se manifestent au niveau de l'esprit faisant apparaître la peur et l’affliction. Cette atrabile retentit sur le corps et provoque l'insomnie et l’amaigrissement. L’étiologie de la maladie est en rapport avec un terrain fragile par sa constitution auquel s'ajoutent des causes déclenchantes d'origine physique ou morale. Cette première partie telle-qu'elle est présentée est capitale et nous avons peu de choses à y redire aujourd'hui. D’autre part, l’étiopathogénie est basée sur la théorie hippocratique des quatres humeurs reprise par Galien et qui an fait représente une préfiguration des théories de la psychoneuro endocrinologie moderne. La classification de la mélancolie est faite par Ibn Omrane suivant 3 formes : 1) - La forme qui atteint la cerveau et y siège directement . 2) - La forme qui atteint tout le corps et remonte vers le cerveau 3) - La forme hypochondriaque. Les signes en ont été bien décrits par cet auteur dans le cadre d'une symptomatologie qui évoque par ses regroupements syndromiques les formes cliniques suivantes telles-que nous avons l'habitude de les décrire à l'heure actuelle : - Formes adynamiques avec inhibition - Formes avec angoisse considérable et agitation - Formes délirantes - Formes hallucinatoires - Formes hypochondriaques - Formes précédant ou suivant l'épilepsie. B) - La deuxième partie Intéresse essentiellement la thérapeutique et embrasse clairement tous les aspects connue aujourd'hui de celle-ci et qui ne sont pas toujours mis en œuvre par les médecins modernes à savoir : - Las règles de prescription - Les règles da fabrication des médicaments, les doses, la posologie - Le traitement proprement dit avec ses différentes volets comme le recommande la psychiatrie moderne. 1) la psychothérapie ou traitement moral : il faut consoler le malade, le rassurer, l'encourager, la divertir, le sortir de son isolement physique et psychique par divers moyens. 2) - Le traitement physiothérapique à l'aide des bains des massages aidés de liniments et de divers onguents... 3) - La sociothérapie et la climatothérapie. 4) - la chimiothérapie et la phytothérapie enfin qui embrasse la thérapeutique non seulement symptomatique mais aussi et éventuellement étiologique. Ibn Omrane cite des préparations magistrales extrêmement minutieuses sous des présentations multiples qui visent plusieurs directions thérapeutiques = orales : pastilles - sirops - granules - confitures - poudres - électuaires. anales : suppositoires - pommades. locales : huiles - liniments - onguents. II COMMENTAIRES 1) - Ibn Omrane a donc décri à peu près toutes les formes connues des états dépressifs mélancoliques. Il n’à pas décrit las états dépressifs réactionnels et névrotiques tels-qu'on 1es envisage aujourd'hui, à notre époque trés marquée par les bouleversements socio-économiques et culturels. Ceci est certainement dû au contexte social et culturel de la civilisation arabo-musulmane da l’époque caractérisé par : a) la foi intense et inébranlable en Dieu b) L'interdiction de s'abandonner à la tristesse et au deuil c) L’équilibre minutieux de l'existence et l’évitement des excés mystiques d) L’intégrité et la solidarité de la cellule familiale e) L'acceptation et la résignation qui permet de dépasser l'angoisse du deuil et de la mort. 2) - Ibn Omrane a établi un plan valable pour toute étude analytique digne de ce non a savoir : 1 - La définition 2 - Le siège 3 - L’étiologie, ces deux derniers chapitres renvoyant à l'étiopathogénie 4 - La clinique 5 - Le traitement. 3) - Ibn Omrane nous a permis de retrouver les règles fondamentales qui régissent la relation avec las Maîtres et les Anciens. - Respecter - Rechercher, observer et raisonner - Discuter avec les Maîtres les idées, les hypothèses que l’on avance et les preuves que l’on croit détenir. 4) - Le mot suicide n'a jamais été prononcé dans cette étude car les freins religieux, la cohésion de la cellule familiale, la structure social et culturelle empechaient le recours à de telles solutions de désespoir. L'individu intimement intégré au groupe et trouvant toujours son salut en Dieu ne pouvait en effet se laisser aller à l'autodestruction, l'instinct de vie reprenant toujours le dessus sur l'instinct de mort. 5) - Par ailleurs dans les délires décrits par Ibn Omrane, il n'existe pas la notion des thèmes de culpabilité, thèmes qui de nos jours sont intimement liés dans las cultures chrétiennes au tableau clinique de la mélancolie. Ceci parait du au fatalisme musulman, à l'esprit de résignation et à l’acceptation de son sort par le croyant comme déterminé par Dieu et par conséquent au courage devant l'adversité et à l’évitement des sentiments de désespoir. 6) - Ibn Omrane n'a accordé à la base de la mélancolie aucune influence aux causes surnaturelles et démoniaques. Il s'est basé sur les simples facteurs naturels accessibles à l'observation et au raisonnement. 7) - Enfin cet auteur a défini une fois pour toutes les grandes lignes de l’arsenal thérapeutiques que devrait déployer tout médecin psychiatre vis-à-vis de son malade, comme la recommande les règles de la psychiatrie moderne et que nombre de médecins psychiatres actuels n'appliquent malheureusement pas toujours à savoir : a) - La Psychothérapie traitement moral où il s’agit de développer l'art de parler au malade afin de la consoler, de le rassurer, de l'encourager et de le débarrasser de ses fausses présomptions. b) - La Sociothérapie et la Climatothérapie. Ibn Omrane conseille le changement de milieu, les voyages, les promenades dans les jardins, l'équitation, la musique et même l’implantation des habitations dans des zones saines, des climats tempérés a l’abri des vents et des intempéries. c) La physiothérapie Bains d’eau tiède ou fraîche avec des massages relaxants, aidés de liniments et d’onguents. d) L’hygienodietetique. Le régime dit Ibn Omrane doit être de meilleure qualité pendant l’été en évitant les excés alimentaires et en respectant l’équilibre physique et moral de l’individu. e) La Chimiothérapie enfin. Ibn Omrane a parlé d'une grande gamme de présentations pharmaceutiques, les quelles même pour notre époque apparaissent d'une richesse remarquable. Ses prescriptions se fondent sur les anciennes médications végétales encore appelés plantes médicinales. Les préparations qu'il propose sont très nombreuses et sont mentionnées avec un luxe de détail quant aux doses et aux méthodes de préparation. Mis à part certaines médications, la plupart paraissent de nos jours inconnues, si elles ne sont pas employées pour certaines d'entre-elles de manière empirique par les médecins et guérisseurs traditionnels. Cela devrait susciter en nous le besoin de les étudier d'une manière scientifique et expérimentale. III ANALYSE DE PSYCHIATRIE COMPAREE En comparant les descriptions d'Ibn Omrane des diverses formes de la mélancolie avec l’épidémiologie des états dépressifs que nous observons à l’heure actuelle, on constate que : 1) Nous voyons de nos jours avec une certaine fréquence les états dépressifs névrotiques, réactionnels, d'involution et parfois plus rarement d'épuisement et cela spécialement en Tunisie. Ces constatations ne paraissent pas avoir été faites par Ibn Omrane. Mais ce qui domine toujours et encore, comue du temps d'Ibn Omrane, ce sont les phénomènes de somatisation qu'il s’agisse de ce qu'on appelle aujourd'hui en Europe : les dépressions masquées ou qu'il s'agisse de dépressions compliquant ou aggravant d’autres affections somatiques (diabète, affection cardiovasculaire ou hépatodigestive etc... ). On rencontre aussi souvent, semble -t-il, comme par le passé des mélancolies endogènes type soit dans leurs formes simples, soit quand elles rentrent dans le cadre de la psychose maniaco-dépressive. Dans ce cadre, les fornes à complication hépatovésiculaire ou colitique ne sont pas rares, mais aussi les formes hypocondriaques proprement dites. Et à ce propos nous avons à l’ésprit un certain nombre de malades originaires du Sahel Tunisien dont l'un de Kairouan même qui répondaient à l'essentiel de descriptions d'Ibn Omrane dix siècles plus tôt. Une différence fondamentale enfin consiste dans l'absence des réactions suicidaires au temps d'Ibn Omrane contrairement à ce qui se passe aujourd'hui. IV IMPLICATIONS PRATIQUES « Ainsi, la fréquence, la variété des formes et la gravité des états dépressifs que nous observons aujourd'hui avec leurs complications, la tentative de suicide et le suicide nécessitent de plus en plus une plus grand disponibilité des médecins et surtout des psychiatres. Cette disponibilité doit s'appuyer sur un déploiement des centres de soins plus appropriés et nécessite une perspicacité plus précise pour établir les diagnostics, une plus grande générosité de coeur dans l'approche du malade et surtout une prise en charte totale : qui devrait toujours arriver à mettre en œuvre un éventail thérapeutique aussi large que celui qu'Ibn Omrane déployait en son temps". (S.AMMAR) Ainsi combien de praticiens, combien de psychiatres aujourd’hui se comportent en face d'un malade mélancolique avec la mère compétence et la même largeur de vue, avec la même minutie, avec la même générosité et la même bonté que la faisait Ibn Omrane à son époque ? Combien d'entre nous savent vraiment et quand ils le savent, acceptent comme le recommande le Professeur Jean Delay de composer et non pas d'opposer les méthodes, toutes les méthodes thérapeutiques que nécessitent ces états ? Combien ne se suffisent-ils pas de la prescription rapide des antidépresseurs et anxiolytiques sans véritablement se mettre à l'écoute du malade, et surtout pratiquer l'examen complet somatique et psychique toujours indispensable ? Des-études pareilles à celle que nous présentons aujourd'hui ont le mérite de nettoyer la poussière que les ans ont accumulé sur notre patrimoine culturel et scientifique des temps passés sans parler des grandes perspectives qu'elles ouvrant pour la recherche en pharmacothèrapie ; elles ont aussi la mérite de nous donner une leçon da sagesse et de modestie, outre les précieux enseignements qu’elle nous donne en déontologie. Cela doit nous faire méditer longtemps sur le but de notre action thérapeutique et sur l’importance de nos responsabilités de médecin. Et quand nous nous retrouverons demain devant de pareils malades devenus malheureusement aujourd'hui encore plus nombreux et plus difficiles à soigner qu'à l’époque d'Ishaq Ibn Omrane, il nous faudra beaucoup de patience, de perspicacité et de savoir pour leur apporter à la fois la comprehension et l'aide thérapeutique très diverse que nécessitent leur état, et comme le faisait Ibn Omrane, en son temps. Ceci est peut-être la conclusion la plus importante que nous devrions retirer de cette étude. Ainsi à propos de la mélancolie l’œuvre d’lbn Omrane demeure historiques une des plus remarquables. Certes nous n'en avons pas épuisé tous les secrets. Nous espérons que d’autres, après nous, pousseront encore plus loin leurs recherches sur tel ou tel point que nous n'avons pas assez développé et notamment pour ce qui est de la pharmacologie et de la pharmacopée dans le cadre d'études pluridisciplinaires. Ils an retireront certainement encore des enseignements nouveaux particulièrement précieux. Le manuscrit d'Ibn Omrane n'est qu'un exemple parmi des milliers d'autres conservés dans les bibliothèques de nombreux pays d'Orient et d'Occident et notamment à la bibliothèque nationale de Tunis. Ces manuscrits relevant de notre patrimoine le plus précieux attendent que des esprits curieux et avertis viennent les débarrasser de la poussière que les ans ont accumulés sur eux pour redécouvrir les riches trésors de sagesse et de science qu'ils contiennent./.